Vénus et ses avatars
On pourrait considérer La Vision de Bacchus comme une vaste rêverie à partir de ce tableau de Giorgione. Si cette page prolonge la rêverie, ce serait d’une façon prémonitoire, en explorant brièvement quelques uns des avatars de Vénus à travers l’histoire de l’art.
Vénus endormie figure parmi les derniers tableaux peints par Giorgione avant sa mort précoce. Il a été, comme d’autres, vraisemblablement achevé par le jeune Tiziano Vecellio, plus connu en France sous le nom de Titien.
Ce dernier avait accompagné Giorgione quelques années durant, et était alors parvenu à un style d’une proximité stupéfiante avec son maître, au point que certains tableaux posent des soucis d’identification, comme le Concert champêtre du Louvre, que l’on voit au début de l’album.
Après la mort de Giorgione, l’ambitieux Tiziano deviendra rapidement le peintre le plus important de Venise. Son atelier dépassera en taille et en influence celui du vieux Giovanni Bellini. A la mort de ce dernier, en 1516, c’est Tiziano qui prendra la charge de peintre officiel de la République de Venise. Plus tard encore, son emprise dépassera largement les frontières de la Sérénissime : il sera le peintre attitré de l’empereur Charles Quint, le portraitiste du pape Jules II et de bien d’autres grands d’Europe. Sa réputation rivalisera avec celle de son contemporain Michel-Ange !
En 1538, déjà au sommet de sa gloire, Tiziano se souviendra de la Vénus endormie qu’il avait retouchée en reprenant la pose du nu allongé dans un tableau devenu célèbre sous le nom de Vénus d’Urbino. Titien change le décor pour l’inscrire dans un intérieur contemporain. Cette Vénus n’est plus idéale et intemporelle, allongée dans la nature : elle paraît bien réelle et regarde le spectateur. Il ne lui reste de mythologique que son titre, donné a posteriori, puisqu’on la nommait à l’origine simplement la donna nuda.
C’est ainsi que s’inaugure le prototype d’une tradition picturale féconde en Occident : le nu féminin couché. Mais pourquoi est-ce le tableau de Titien qui fonde véritablement ce nouveau sujet de peinture et non celui de Giorgione (ou d’un autre précédent…) ?
Certainement parce que l’atelier de Titien est en 1538 une entreprise considérable, non seulement préoccupée de produire des œuvres, mais aussi de les promouvoir, que ce soient à travers les sonnets de l’Arétin, ami et chantre de Titien, ou à travers les gravures copiées sur les œuvres du maître que l’on diffuse dans toute l’Europe. Titien lui-même peindra de nombreux autres nus féminins dans sa longue carrière.
Ainsi Vélasquez, Goya ou Ingres, pour ne citer que les plus célèbres, se confronteront d’une manière ou d’une autre à la Vénus d’Urbino.
Pour dérouler le fil un peu plus loin, dans un raccourci très rapide, signalons encore deux œuvres qui vont se distinguer au Salon de l’Académie, à Paris, en 1863 et 1865, en écho à ce même prototype : d’une part la Naissance de Vénus d’Alexandre Cabanel, d’autre part l’Olympia d’Edouard Manet, peinte la même année que l’œuvre de Cabanel, mais exposée deux ans plus tard au même Salon.
La première est une peinture virtuose dont la référence mythologique traditionnelle donne prétexte à un érotisme mièvre et glacé. Elle est caractéristique du style « pompier », nom que l’on donna péjorativement à cette peinture académique de la fin du XIXe siècle. Une peinture figée dans des conceptions héritées de la Renaissance, mais dévitalisées, sans enjeu véritable, sans résonance avec son temps. C’est pourtant ce tableau que la majorité du public admire en 1863, au premier rang duquel l’empereur Napoléon III, qui le voudra sien.
La seconde oeuvre fait scandale. Manet a donné à son Olympia une attitude et un décor clairement proches de la Vénus de Titien : elle regarde le spectateur, allongée sur un lit, dans un intérieur. Le sujet ne date pas d’hier, pourtant la frontalité de ce nu choque la morale bourgeoise de l’époque. Le spectateur ne s’évade pas, comme il s’y était habitué, dans un exotisme mythologique ou orientaliste, mais se retrouve confronté à une réalité crue et contemporaine, celle d’une prostituée perçue comme vulgaire et provocante. Il a oublié que la Vénus d’Urbino ne l’était pas moins.
Outre le sujet, la facture du tableau de Manet bouscule le goût académique. Le modelé est atténué au point de se rapprocher de l’aplat, tandis que les jeux de contraste ne font pas ressortir « convenablement » les figures : ainsi le corps au teint si pâle se confond avec les draps et la robe de la servante noire, dont on distingue mal le visage à cause d’un arrière-plan également sombre. Indépendamment du sujet représenté, la peinture donne ainsi à voir sa surface toute entière, « faite de formes et de couleurs en un certain ordre assemblées » comme dira plus tard Maurice Denis. Ce n’est pas seulement cette femme qui est mise à nu, c’est la peinture même de Manet.
Cabanel obtient le Grand Prix pour son académique Vénus, alors que Manet est jeté dans la boue par la critique. Aujourd’hui, on a presque oublié Cabanel, mais Manet et son Olympia font partie des actes fondateurs de la modernité en peinture.
Ceux qui voudraient creuser le sujet pourraient lire, entre autres choses, Daniel Arasse, qui observe très finement pourquoi Manet a vu dans le tableau de Titien une question de peinture fondamentale, et comment il la renouvelle (Histoires de peintures, éditions France Culture/Denoël, 2004).
Je laisserai d’ailleurs le mot de la fin à Daniel Arasse, qui dans ce même chapitre écrit ceci : « L’artiste est naturellement anachronique, il s’approprie les œuvres du passé et c’est son devoir. S’il se contentait de les copier et de les citer respectueusement, il serait académique. Le propre du créateur est de s’approprier le passé pour le transformer, le digérer, et en donner un autre résultat. »
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