Marco Polo
Cette légende se propagea tout de même assez rapidement, en Syrie sans doute mais aussi jusqu’en Iran : Marco Polo en entendit parler à plusieurs reprises lorsqu’il arriva en terre croisée, à St Jean d’Acre, puis lorsqu’il traversa la Perse en 1273, soit moins d’une vingtaine d’années après la destruction de la forteresse d’Alamut, et un siècle tout juste après l’annonce de la Résurrection par l’illuminé Hassan II.
D’autres avant lui, outre Guillaume de Tyr, avaient déjà propagé des récits édifiants et mystérieux sur les agissements du Vieux de la montagne, comme Arnold de Lübeck ou Jacques de Vitry. Marco Polo fit sans doute une synthèse de ces écrits et des rumeurs recueillies sur place, et ce fut son récit qui passa à la postérité.
Il développa trois chapitres à propos du Vieux de la Montagne et de ses Assassins dans Le devisement du monde ou Livre des merveilles.
En voici quelques extraits[1] :
« Le Vieux était appelé en leur langage Aloadin, et, avec tout le peuple qu’il commandait, était un fidèle de la loi de Mahomet. Si rêvait-il d’une méchanceté inouïe, assavoir comment il tournerait de ses hommes en audacieux meurtriers ou spadassins, de ceux qu’on nomme communément assassins, par le courage desquels il pourrait tuer qui il voudrait et être craint de tous. Il habitait une très noble vallée entre deux très hautes montagnes ; il y avait fait faire le plus vaste et superbe jardin qui jamais fut vu. (…) Là habitaient les dames et damoiselles les plus belles du monde, lesquelles savaient très bien sonner de tous instruments, chanter mélodieusement, danser autour de ces fontaines mieux que toutes les autres femmes, et par-dessus tout, bien instruites à faire aux hommes toutes caresses et privautés imaginables. Leur rôle était d’offrir tous délices et plaisirs aux jeunes hommes qu’on mettait là. Il y avait multitude de nippes, literie et victuailles, et de toutes choses désirables. De nulle vilaine chose ne devait être parlé, et point n’était permis de passer le temps autrement qu’à jeux, amours et ébats. (…)
Le Vieux donnait à entendre à ses hommes que ce jardin était le Paradis ; il l’avait fait en telle manière qu’en son temps Mahomet fit entendre aux Sarrazins qu’iraient en Paradis ceux qui feraient sa volonté (…). C’est pourquoi les Sarrazins de ce pays croyaient fermement que ce jardin fut le Paradis. Quant au Vieux, il voulait leur donner à entendre qu’il était un prophète et pouvait faire entrer qui il voulait au Paradis. (…)
Quelques fois le Vieux, quand il souhaitait supprimer un seigneur qui faisait guerre ou qui était son ennemi, il faisait mettre quelques-uns de ces jeunes gens dans ce Paradis, par quatre, ou dix, ou vingt ensemble, juste comme il voulait. Car il leur faisait donner breuvage à boire, par l’effet de quoi ils tombaient endormis aussitôt. Ils dormaient alors trois jours et trois nuits, et pendant leur sommeil, il les faisait prendre et porter en ce jardin ; c’est là, s’éveillant, qu’ils s’apercevaient qu’ils étaient. (…)
Quand les jeunes gens, étant éveillés, se trouvent dans un si merveilleux endroit, (…) ils se croient vraiment en Paradis. (…)
Et quand ces jeunes gens sont réveillés et se retrouvent hors de leur jardin, dans ce castel du Palais, ils en sont fort grandement émerveillés et n’en sont pas contents, car du Paradis d’où ils venaient, par leur volonté ils n’en fussent jamais partis. Ils vont alors devant le Vieux ; quand ils y sont, ils se comportent très humblement et s’agenouillent en gens qui le croient un grand prophète. Alors le Vieux leur demande d’où ils viennent, et ceux-ci disent, dans leur simplicité, qu’ils arrivent du Paradis. Ils disent en présence de tous que c’est en vérité le Paradis comme Mahomet l’a dit à leurs ancêtres ; lors content tout ce qu’ils y ont vu, et comme ils ont grand désir d’y retourner. (…)
Et par ce moyen, il a tant inspiré à son peuple le désir de mourir pour aller en Paradis, que celui à qui le Vieux ordonne d’aller mourir en son nom, il se juge bien heureux, ayant la certitude d’aller en Paradis.
Et quand le Vieux veut faire occire un grand sire, il met à l’épreuve parmi ses Assassins ceux qui semblent les meilleurs. Il envoie dans les environs, mais à distance non trop grande, plusieurs des jeunes hommes qui ont été en Paradis et leur commande d’occire tel homme qu’il leur décrit. Ils y vont sur-le-champ et font le commandement de leur seigneur. Ceux qui en réchappent, ils retournent à la cour ; certains sont pris et massacrés après avoir occis leur homme. Mais celui qui est pris, il ne souhaite que mourir, pensant qu’il va bientôt rentrer en Paradis. (…)
Ainsi, je vous ai dit l’affaire du Vieux de la Montagne et de ses Assassins. »