Histoire et légende
L’Histoire se raconte toujours en histoires, et pendant longtemps, quand il s’agissait de faire le récit du passé, on ne se préoccupait pas nécessairement de démêler la part fondée sur une réalité factuelle et la part fondée sur l’imagination humaine. Les premières épopées déjà entremêlaient les registres. Bien sûr, l’Histoire en tant que discipline scientifique n’existait pas, et elle mettra des siècles à émerger, avec son obsession des sources, des traces, des preuves, des témoignages, des recoupements, qui documentent un fait.
Mais si toute histoire qui relatait un fait réel se transformait finalement en légende, c’est aussi sans doute parce que l’on se transmettait les récits du passé essentiellement à l’oral. En fonction des intentions du narrateur (dithyrambique ou critique), de sa position sociale, de son imagination, de la réceptivité de son auditoire et de son imaginaire culturel, on finissait par obtenir mille récits qui entretenaient au bout du compte une mémoire protéiforme parfois bien éloignée de la réalité des faits. Les faits, au fond, n’étaient pas ce qui comptait : la vérité qu’on cherchait à transmettre était souvent d’un autre ordre. Ces récits permettaient d’éclairer non seulement le passé mais aussi le présent, de se forger une vision du monde, physique ou métaphysique. Et toujours la question se pose : pourquoi conter aujourd’hui cette histoire du passé ?
Puis il arrivait que quelqu’un, comme les auteurs de l’Epopée de Gilgamesh, comme Homère (du moins celui ou ceux qu’on désigne sous ce nom), comme les rédacteurs de la Bible ou du Mahabharata, en vienne un jour à fixer par écrit cette parole. La diversité y perdit, on érigea une version canonique, d’autres devinrent éventuellement apocryphes (mais étaient-elles moins vraies pour autant ?). Cependant la transmission y gagna, et la langue aussi. Combien de récits avons-nous oubliés parce qu’aucun scribe ne les fixa sur une tablette d’argile, un papyrus ou sur un parchemin ?
A l’époque où se déroule Le sourire des marionnettes, un des plus grands poèmes épiques de la littérature mondiale, fondateur de la langue persane et de l’identité culturelle iranienne, venait à peine d’être écrit : le Shah Nâmeh, ou Livre des Rois. Ferdowsî mit trente ans à l’écrire et l’acheva autour de 1010.
Il s’agit d’un gigantesque récit en vers narrant l’histoire de la Perse depuis la création du monde jusqu’à la dynastie Sassanide, qui prit fin avec l’invasion arabe en 651. Bien des héros des âges lointains y sont aussi légendaires que les personnages de L’Iliade ou L’Odyssée, mais on y trouve aussi nombre de rois qui ont véritablement existé, tel Alexandre Le Grand, ici nommé Iskandar. Intéressant du reste comment une figure comme Alexandre, à la croisée des civilisations, fut l’objet de représentations différentes dans les imaginaires collectifs de telle ou telle culture. Visions fantasmées dans tous les cas, jusqu’à nous aujourd’hui, plus ou moins documentées, plus ou moins merveilleuses, tantôt jeune héros militaire, tantôt stratège impérial, tantôt sage mystique…
Le Livre des Rois fut copié de nombreuses fois durant les siècles suivants, dans des manuscrits souvent précieux, magnifiquement ornés d’illustrations peintes qui ne réduisaient pas la force d’évocation poétique du texte, bien au contraire. Etonnamment, la miniature persane connut son âge d’or en même temps que la Renaissance italienne – quelques époques semblent artistiquement bénies ! Alors qu’au XVe siècle, en Europe, on se penchait sur l’observation et la représentation du réel tel qu’on le voyait (portraits, ombres et lumières, perspective, etc.)[1], les grands maîtres de la miniature persane prolongeaient et perfectionnaient un vocabulaire graphique traditionnel, fait d’emprunts à la peinture chinoise (stylisation des nuages, des arbres, des rochers, axonométries), l’art byzantin (frontalité des figures et planéité héritée des icônes, usage de l’or) et l’art ornemental islamique (motifs, arabesques)[2]. Tous ces emprunts ont fini par se fondre dans une esthétique composite originale, extrêmement raffinée, un système de signes visuels codifiés, que les plus grands artistes parvenaient à animer d’un souffle de vie qui doit tout de même à l’observation de la réalité.
Ces miniatures persanes furent la source graphique principale qui irrigue Le sourire des marionnettes. Je me suis permis d’associer les codes de la ligne claire en bande dessinée avec ceux des miniatures, afin d’inscrire ce récit dans la continuité des légendes historiques illustrées telles que le Shah Nâmeh, en un lieu et en un temps où l’art du livre fait d’images et de mots était un art majeur. Ce choix graphique, est aussi une sorte de contrepoint visuel à la poésie désenchantée chantant pourtant les beautés et les plaisirs éphémères du monde, ces Rubayât d’Omar Khayyâm, qui parsèment l’album. Quelques éléments sur le travail de réinterprétation des codes de la miniature persane par la bande dessinée sont brièvement développés ici.
Sur quel terreau de réalité l’histoire fantasmée des Assassins a-t-elle germée ?
A vrai dire, l’histoire réelle des Assassins et sa mutation en légende est peut-être aussi intéressante que la légende elle-même…
[1] A ce sujet, je ne peux qu’inciter à lire La vision de Bacchus !
[2] Au sujet de la rencontre entre la tradition des miniaturistes orientaux et la Renaissance italienne, en particulier vénitienne, on lira avec profit le passionnant roman d’Orhan Pamuk, Mon nom est Rouge. Par ailleurs, on trouve de brillantes analyses des miniatures persanes et de leurs rapports aux textes qu’elles illustrent dans les ouvrages de Michael Barry, en particulier le sublime L’art figuratif en Islam médiéval, Flammarion, 2004.