Le monument
En mai 2016, une équipe de chasseurs de trésors de la firme GME a découvert quelques vestiges d’une épave au large de Cap Canaveral en Floride. Notamment trois canons ornés d’une fleur de lys, et un monument de pierre sculpté, lui aussi orné du blason du royaume de France…
Quand j’ai appris cette découverte, mon projet d’album était alors déjà bien avancé. J’ai tenté d’en savoir davantage, mais très peu d’informations filtraient. Serait-il possible que ces vestiges appartiennent à la flotte de Jean Ribault échouée dans ces environs suite à un ouragan en septembre 1565 ? Il semblait tentant d’y croire, et la coïncidence de cette découverte avec mon travail en cours n’était pas sans m’amuser.
Puis l’amusement se changea en interrogation plus sérieuse et excitante. Ce monument de pierre… pourrait-il s’agir d’une des deux colonnes aux armes du royaume de France érigées sur le sol américain par Jean Ribault lors de son premier voyage en 1562 ? Cette colonne qu’on voit représentée dans la plus fameuse des gravures de Théodore de Bry ? Cette colonne que je devais bien sûr représenter à mon tour dans mon album ?…
Oui, il semblait bien qu’il s’agissait de ce monument. La découverte avait soudain pour moi valeur exceptionnelle. Il fallait absolument que je découvre à quoi elle ressemblait. J’allais pouvoir mesurer si elle était en tout point conforme à la colonne dessinée dans cette gravure ou bien si, comme pour bien d’autres images, elle se révélait différente !
Malheureusement, aucune photo correcte ne filtrait sur internet, à part celle-ci, bien trouble, mais déjà fort mystérieuse.
J’ai essayé de faire jouer le contact que j’avais en Floride, l’archéo-ethnologue Christophe Boucher qui m’avait conseillé dans ma représentation des Indiens. Il n’avait pas mieux. En fait, un conflit juridique démarrait et les épaves découvertes devaient rester jusqu’à nouvel ordre au fond de l’océan.
Le conflit opposait, et oppose encore à l’heure où j’écris ces lignes, la firme privée qui a découvert ce trésor, GME, et la France, qui réclame la propriété de ces découvertes. Une juridiction de l’état de Floride est chargée de trancher le conflit, ce qui devrait avoir lieu dans le courant de l’année 2018. L’enjeu est en effet de taille : il s’agit tout simplement des plus anciennes traces de la présence française en Amérique !
L’objet du conflit est un problème d’identification, pas des objets eux-mêmes, mais du bateau qui les transportait. Or, apparemment pas de trace de celui-ci ou du moins pas suffisamment pour savoir à quoi s’en tenir. Etait-ce un navire français, en ce cas possiblement la Trinité, le navire-amiral de Jean Ribault ? ou bien plutôt un navire espagnol qui aurait récupéré ces objets en butin ? Cela changerait la donne car, selon des accords en cours entre la France et les Etats-Unis concernant le droit de la guerre, tout bâtiment militaire français découvert, ainsi que son contenu, devrait automatiquement être rendu à l’état français. S’il s’agit d’un navire espagnol, il semble que la firme GME pourrait marchander sa découverte au plus offrant. N’étant pas spécialiste de ces questions complexes, il se peut que mon résumé soit imparfait.
Mais en tout état de cause, découvrant cette affaire, je me rendais compte qu’elle était bloquée et que rien n’allait bouger avant un bon moment. Or, j’avais besoin, sachant qu’il existait, de savoir à quoi ressemblait vraiment ce monument. J’ai donc, pendant plus d’un an, dessiné mes planches en laissant vides deux cases à la page 86.
Puis, retournant un an plus tard voir s’il y avait du nouveau sur les moteurs de recherche, j’ai d’abord eu le regret de constater qu’on n’en parlait pas davantage et que pas une image nouvelle ne semblait accessible. Aucun article français n’avait abordé le sujet depuis les premiers mois de la découverte (qui avait du reste été fort peu couverte par la presse française [1]). J’arrivais vers la fin du dessin de mes séquences en Floride, et je commençais à me résigner, me disant que j’allais me fier aux formes de la colonne visible dans la gravure, dont il existe plusieurs répliques en France ou aux Etats-Unis.
C’est alors que j’ai découvert un forum de discussion américain spécialisé dans les chasses au trésor (http://www.treasurenet.com/forums/shipwrecks/539662-placing-value-french-monument-removed-spanish-lost-sea.html). Des gens connaissant de très près ce sujet, voire des membres de l’équipe ayant fait cette découverte, semblaient y intervenir. Je me suis rendu compte que le débat faisait rage au sujet de ce conflit juridique, non sans une certaine violence verbale. J’ai aussi découvert que l’un des membres intervenant sur la question, lui-même archéologue sous-marin, se nommait John de Bry. J’ai su plus tard – incroyable, mais vrai – qu’il était précisément un descendant de Théodore de Bry !
Mais les découvertes importantes ont surtout consisté en images. Les équipes de GME avaient fait des croquis et reconstitutions de ce monument de pierre. J’ai enfin pu voir à quoi il devait ressembler :
Il avait en effet l’air un peu différent de celui dessiné par Théodore de Bry ! J’avais enfin une base de travail qui paraissait fiable, mais ce n’était toujours pas une image du vrai monument.
C’est alors que, poursuivant la fouille de ce forum de discussion, je découvris une vidéo de l’un des plongeurs de GME. C’est de cette vidéo qu’était tirée la photo trouble qui avait un peu circulé. En voici des extraits, où l’on voit d’abord une ancre, puis un canon, puis… :
Quelle excitation !
J’avoue m’être imaginé un instant dans un sous-marin en forme de requin, découvrant le trésor de Rackham Le Rouge…
Bien sûr, l’image n’est pas limpide, mais atteste tout de même un peu mieux que la photo de la matérialité de la chose. En fait, seule la partie supérieure du monument semble avoir été découverte. Dans les images produites à la suite de ces plongées, on voit le monument reconstitué sur la gauche, un personnage qui donne une idée du rapport d’échelle, et sur la droite le vestige découvert posé tel qu’il est au fond de l’océan, qui correspondrait donc à la partie haute de la colonne. La partie basse a été reconstituée, semble-t-il, à partir d’une description du monument par un certain Guillaume Rouffi [2], qui mentionne un R et la date 1561.
Tout cela me paraissait très convaincant. Je pouvais désormais finir ma planche 86, et marquer au passage d’une pierre nouvelle dans mon album un écart entre la représentation de Théodore de Bry et la mienne, a priori plus vraisemblable…
Comme je l’ai précisé en introduction, mes choix de mise en scène ne permettent pas de visualiser nettement cette colonne, et ma quête de vraisemblance ne passait pas seulement par la connaissance formelle (finalement acquise in extremis) de la véritable colonne. Le décor forestier et sa luminosité, la gestuelle des Indiens, l’immersion dans une ambiance y participent largement autant, sinon plus. Mais le fait que le dessin de cette colonne, si imprécis soit-il, soit fondé sur un témoignage archéologique authentique ne gâche rien.
Mise à jour : en juillet 2018, la justice américaine a tranché en faveur de la France. Bientôt la fin des procédures et la sortie des eaux ? Cela prendra sans doute encore du temps.
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[1] Aujourd’hui encore, la presse française semble ne pas prêter grand intérêt à cette découverte et au conflit juridique en cours. L’article récent disponible sur internet qui me paraît en faire état de la façon la plus claire est espagnol (je ne suis pas polyglotte, merci Google Translate !) : https://www.vistaalmar.es/ciencia-tecnologia/arqueologia/6920-naufragio-siglo-xvi-florida-causa-disputa-internacional.html.
[2] Un Français qui, en 1562, avait conduit les Espagnols à Charlesfort : premier fort bâti par les Français lors de leur première expédition, il avait été abandonné par leurs occupants pendant que Ribault et Laudonnière étaient rentrés en France en vue de mener une deuxième expédition. Les Espagnols avaient rasé ce qui restait de Charlesfort, et détruit (ou emporté ?) l’une des deux colonnes embarquées depuis la France (donc logiquement datées de 1561 au moment où elles ont été taillées) et érigées en Floride par Ribault. L’autre colonne est celle qui est justement représentée dans cette fameuse scène gravée par De Bry, où l’on voit la rencontre entre les Indiens et les Français de retour en 1564.