Notes sur Florida

 

 

Ces notes sont à lire de préférence après avoir lu Florida, d’une part parce qu’elles déflorent quelques éléments de l’intrigue qui gagnent à être découverts dans la lecture de l’album, même si j’ai tenté d’en dévoiler aussi peu que possible, d’autre part parce qu’elles ont sans doute un moindre intérêt si l’album n’a pas été lu au préalable : la familiarité déjà acquise avec le sujet devrait permettre de mieux savourer ce qui suit.

L’enjeu ne sera pas de commenter l’intrigue, ni de justifier la pertinence de la mise en scène ici ou là, tout ceci relevant plutôt de l’appréciation libre et singulière de chacun. Il sera plutôt question d’amener des éléments de réflexion au sujet de la représentation de l’histoire à laquelle je me suis livré, étant donné que cette œuvre de fiction s’appuie sur des faits avérés.

Toutefois, même dans ce cadre de réflexion, je n’évoquerai ici aucun élément qui pourrait éclairer les séquences londoniennes – les plus nombreuses – de l’album, ni tout ce qui se passe à Roanoke en Virginie dans les années 1580 et qui n’est qu’évoqué de façon elliptique. Je ne dirai pas non plus grand chose des personnages plus ou moins illustres qui figurent dans l’album [1]. Je ne commenterai pas davantage les dessins de botanique de Jacques Le Moyne, qui restent en fin de compte sa seule œuvre authentiquement attestée. Tous ces sujets mériteraient naturellement qu’on s’y attarde, et je laisse à chacun le soin de le faire à loisir, en fouillant dans la bibliographie, dans les bibliothèques ou sur internet…

FLORIDA Dytar

Ici, je me contenterai principalement de tisser le fil des reconstitutions de la Floride du XVIe siècle, en mettant l’accent sur les écarts entre les représentations que je propose dans cet album et les représentations gravées par Théodore de Bry en 1591.

Brevis narratio De Bry

L’une des gageures de ce projet était en effet de rendre l’expérience de la Floride huguenote plus vraisemblable dans l’esprit du lecteur que les dessins de cette suite de gravures. J’évoque dans l’album quelques pistes qui éclairent la façon dont les gravures ont été composées. Mais bien sûr, il y en aurait autant à dire sur la façon dont mes planches l’ont été. Je propose donc ici de montrer comment j’ai tenté de parvenir, avec l’aide de divers spécialistes, à cette vraisemblance.

Vraisemblance me paraît le bon mot, car au fond il s’agit bien de sembler vrai. C’est finalement un horizon limité, différent de l’exactitude qui prétend que « cela s’est vraiment passé comme ça ». Je n’aspire pas à l’exactitude, qui me semble un objectif assez illusoire. Je crois plus précis de dire que la vraisemblance est tout ce à quoi je pouvais prétendre : toucher du doigt, seulement, quelque chose d’à peu près juste, disons aussi juste que possible, sur une expérience réellement vécue. En l’occurrence ce qu’a été cette expérience des Français en Floride, et singulièrement celle de Jacques Le Moyne de Morgues…FLORIDA DytarOn pourrait croire qu’il suffit de recherches historiques sérieuses, de mentionner des faits avérés et reconstituer minutieusement lieux, objets et costumes – ce qui n’est déjà pas une mince affaire – pour parvenir à une sorte de vraisemblance, mais je crois qu’il s’agit là surtout de préalable nécessaires mais non suffisants. Si tout a l’air d’une reconstitution, précisément, ce n’est pas vraisemblable, ce n’est que du décor ou du déguisement, c’est inerte, c’est toc. Etre vraisemblable, ce n’est pas seulement sembler vrai, mais alors aussi sembler vécu, ou encore mieux : sembler vivant. Et c’est tout l’enjeu d’une entreprise artistique que de faire surgir la vie, à travers l’écriture comme à travers le dessin, et en bande dessinée dans cette sorte d’alliage qui se joue entre écriture et dessin, ainsi que dans cet espace elliptique entre chaque image.

FLORIDA DytarDans l’écriture même de mon récit se sont ainsi mêlées des strates intimistes que je n’ai pas trouvé dans les livres d’historiens, et même rarement dans les témoignages des protagonistes (une exception : le récit de la fuite de Jacques au moment de l’attaque espagnole est une projection très proche du témoignage de Jacques Le Moyne). Ces expressions de l’intimité et des émotions que traversent les personnages viennent donc en partie de ce que m’ont inspiré ces figures historiques, la connaissance et l’analyse de leurs actions ou des épreuves qu’elles ont traversé, mais aussi en partie de ce qui me travaille personnellement dans mon rapport à l’existence, dans les émotions et sensations que je peux éprouver ou observer autour de moi et que je ne qualifierais pas de fictives, même si c’est dans la fiction que je vais ensuite les déposer.

La création du personnage d’Eléonore a, en ce sens, été un merveilleux réceptacle pour mettre en relation et en tension, dans sa trajectoire individuelle, dans celle de son couple, mais aussi dans sa façon de se tourner vers le monde extérieur, un certain nombre de problématiques existentielles.FLORIDA Dytar

Ce sont ces strates intimistes qui font s’exprimer d’une certaine façon tous mes personnages et leur donnent une certaine apparence, qu’ils soient de pure invention ou basés sur la réalité (par exemple j’ai FLORIDA Dytarchoisi de faire de Jacques un colosse fragile, pourtant je ne sais pas à quoi ressemblait le véritable Jacques Le Moyne, de même j’ai inventé les rapports complexes et ambigus qu’il pouvait entretenir avec sa femme, avec son père, ou avec ses filles – dont rien ne dit qu’elles aient existé, elles).

Ceci confère aux personnages une épaisseur humaine qui a, je crois, un double intérêt : d’abord celui d’entraîner le lecteur dans un vrai récit dramatique, romanesque, incarné – idéalement un récit à la fois singulier et universel, qui traduirait quelque chose de l’expérience humaine et ne serait pas seulement tourné vers le passé ni vers l’anecdote. Mais aussi, puisque beaucoup de personnages sont des figures historiques : celui de proposer une interprétation de l’histoire et de ses acteurs – c’est-à-dire une interprétation qui viendrait au mieux comme une incarnation d’hypothèses, sans le besoin d’être en permanence étayé d’arguments sourcés (exigence de l’historien, pas du poète ou de l’artiste). Ce qui n’empêche pas de respecter ce qui a eu lieu, sans tricher, sans déformer les faits avérés ou leur signification historique – sinon ce serait verser possiblement dans une forme de révisionnisme.

Néanmoins, dans cet équilibre ténu entre récit historique et récit romanesque, je ne perds pas de vue qu’au bout du compte, s’il y a des moments délicats à trancher, c’est le romanesque qui doit l’emporter, parce que mon objet n’est pas de faire œuvre d’historien.

FLORIDA Dytar

La construction dramatique de mon histoire m’a conduit à traiter tout le récit en Floride sur le mode d’une confession : visuellement, il s’agissait donc de faire surgir des images mentales, celles d’un souvenir. C’est à cette fin que j’ai conçu ce dispositif des lignes qui s’entrecroisent en surimpression sur les images, m’inspirant des lignes de rhumb sur les cartes marines [2]. Manière de suggérer, ou plutôt de faire éprouver par l’expérience de la lecture, en filigrane, que la planche de bande dessinée est à sa façon une surface de projection d’images… Des images réelles qui ont vocation à susciter dans l’esprit des lecteurs, à leur tour, l’émergence de nouvelles images mentales…

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En se croisant, ces lignes organisent l’espace de la page en produisant les limites des cases. Elles n’organisent en fait pas seulement un espace où se déposent des images, mais aussi génèrent la possibilité d’une temporalité : le temps du récit, constitué par la séquence d’images tout autant que par le texte dans ses phylactères… Ce dispositif est ainsi devenu un terrain de jeu que j’ai modulé de façons diverses pour obtenir des effets expressifs singuliers, ici ou là (même si la plupart du temps l’organisation des cases rejoue un dispositif classique qui permet une lecture fluide – mais je crois que cela donne davantage corps aux effets singuliers, par contraste).FLORIDA DytarQuel type d’images devait apparaître sur cette surface de projection ? Il me fallait un graphisme qui traduise un caractère fantomatique, impalpable, difficile à cerner, et en même temps qui soit tout de même incarné avec une certaine consistance. Je voulais aussi que l’on ne sache pas toujours si les images que l’on voyait étaient celles qui revenaient en mémoire de Jacques ou celles qui se formaient dans l’esprit d’Eléonore. Une idée du vraisemblable travaillée par les transformations potentielles de la mémoire ou de l’imaginaire, donc…

FLORIDA DytarCe que j’ai cherché à rendre vraisemblable, pour être précis, c’est que Jacques ait pu éprouver ces évènements de cette façon, ou plutôt qu’ils reviennent l’affecter, longtemps après, de cette façon. D’où le choix de cette approche que je pourrais qualifier « d’impressionniste », par lavis et touches de couleurs, ombres et lumières, sans contours, dans les bleus/gris et verts (le vert s’est imposé à cause de la présence si imposante de la nature, que je ne me voyais pas traiter dans les bleus) : je voulais être dans une recherche de sensation plus que de précision, et jouer du contraste visuel avec les choix graphiques des séquences à Londres, aux formes cernées par des lignes noires au pinceau et aux lavis sépias/gris/bleus. Je voulais aussi jouer du contraste, naturellement, avec les gravures de Théodore de Bry, toutes en fines hachures noires.

En somme, les choix du dispositif narratif et graphique m’ont donné une orientation précise, à l’intérieur de laquelle j’ai pu tisser ma toile, entrelaçant fiction et histoire.

FLORIDA Dytar

Pour ce qui relève de la matière historique à proprement parler, elle s’appuie classiquement sur un travail de recherche à des fins de reconstitution.

Comme je l’ai déjà évoqué ici, je pouvais me fonder sur des témoignages de première main, celui de René de Laudonnière, le chef de l’expédition en Floride, ainsi que celui de Jacques Le Moyne (même si chacune de ces sources n’est pas toujours à prendre au pied de la lettre), et plusieurs autres de moindre importance mais qui pouvaient permettre des ajustements, des recoupements, d’intégrer des détails crédibles.

Visuellement, je croyais au tout début du projet pouvoir m’appuyer sur les gravures d’époque de Théodore de Bry, attribuées à Jacques Le Moyne, qui semblait là aussi un document de première main. Mais je me suis vite aperçu, notamment en lisant Le Huguenot et le Sauvage de Frank Lestringant, que ce ne serait pas possible car ces gravures s’avèrent un agrégat d’inspirations composites plutôt qu’un témoignage ethnographique valable. L’authenticité même de l’auteur des dessins était problématique. J’ai alors réalisé que je pouvais faire de cette impossibilité même un moteur pour ma création : d’abord en l’intégrant dans ma dramaturgie, car il y avait là un sujet qui me paraissait bien sûr fort intéressant (et qui m’a entraîné bien plus loin que je n’imaginais au départ !), et ensuite en me conduisant à rechercher de nombreuses autres sources pour pouvoir rendre crédible cette Floride du XVIe siècle vue par les Français.

Brevis narratio De Bry

Ces recherches ont constitué en elles-mêmes une aventure, ou plutôt des aventures, tellement elles m’ont fait partir dans des directions diverses. Ce sont ces aventures que je propose de raconter au cours des pages qui suivent.

Dans l’album, les choix de mise en scène évoqués précédemment sont venus relativiser la précision documentaire, rendre flou ce qui aurait pu être net, lointain ce qui aurait pu être proche. Mais ce n’est pas grave : comme je l’ai écrit, la reconstitution n’était pas une fin en soi dans ce projet. Le sentiment de la vie devait primer.FLORIDA DytarIl n’empêche, ici, nous ne sommes plus dans le romanesque de Florida, il me semble donc que c’est le lieu approprié pour faire état de quelques recherches qui pourraient présenter un intérêt, décortiquer un peu du corps du livre, redonner un peu de netteté à certains flous…

Bon voyage !

 

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[1] Ils sont brièvement présentés ici.

[2] Réseaux de lignes que j’ai réinterprété aussi dans les pages de garde de Florida.