En guise de conclusion
Toutes ces recherches m’ont entraîné de fil en aiguille bien plus loin que je ne l’aurais soupçonné. Je me rends compte que j’aurais pu m’y noyer et ne jamais pouvoir revenir à la surface. Je crois que ce qui m’a fait à chaque fois remonter, et prendre du recul, ce sont les raisons initiales qui m’ont poussé à entreprendre l’aventure de cet album : la question un peu abstraite de la distance à laquelle on se tient vis à vis des choses, des hommes, du monde. Une question à la fois esthétique et existentielle (avec ses implications éthiques, psychologiques et politiques) qui a véritablement orienté ma dramaturgie et ma mise en scène, et à laquelle je pouvais me raccrocher quand j’avais le sentiment de me perdre. Je pourrais aussi dire que l’ambition présomptueuse de proposer un récit avant tout intimiste, humain, tout en étant capable de résonner comme une tragédie antique, m’a en outre permis de trouver ma juste distance dans l’écriture par rapport aux faits historiques et par rapport au souci de la reconstitution.
Au fil de tant de va et viens, le dernier mouvement était donc tout entier tendu vers la cohérence interne de l’ouvrage.
Du reste, je suppose que ces préoccupations ne sont pas si éloigné de celles de Théodore de Bry. Au fond je crois avoir fait, à ma façon, un travail de recoupement et de réinvestissement de sources qui n’est pas très différent de celui qu’il a opéré. Bien sûr, nous ne partageons pas le même bain culturel ni les mêmes objectifs, mais nous partageons une pratique : se fonder sur des représentations, visuelles ou textuelles, afin de produire de nouvelles représentations d’une expérience réellement vécue – par d’autres. Et même, plus précisément, des représentations que l’on espère l’un et l’autre vraisemblables.
Ainsi, de même que les sources et méthodes de Théodore de Bry que je présente dans l’album peuvent être jugées discutables sur le plan de la vraisemblance, de même je crois que mes sources et mes méthodes ont leurs fragilités ou leurs manques. Certaines hypothèses sur lesquelles je me suis appuyé pour réaliser Florida peuvent déjà prêter à discussion ou pourront peut-être s’effondrer à l’avenir. Je sais qu’on pourrait pinailler sur certaines limites de méthodologie ou sur quantité de détails tant visuels que narratifs (j’ai occulté ou simplifié bien des choses dont témoignaient les protagonistes : on ne peut pas tout dire, il y avait des choix à faire), mais ces détails m’importent peu, car je crois avoir respecté a minima l’esprit de l’histoire.
Néanmoins comment réagir si certains partis pris d’importance, comme la très faible part créditée à Jacques Le Moyne dans la réalisation des gravures de Théodore de Bry, s’avéraient remis en question ?
Si j’étais chercheur et qu’on me réfutait, je devrais défendre mes positions à coups d’arguments et de démonstrations ou admettre mes erreurs, puis faire de nouveaux ouvrages en réajustant l’état de ces connaissances, et laisser d’autres chercheurs prendre la relève. Mais ce n’est pas le cas. Quoi qu’il advienne, cet album devra vivre sa vie, tel qu’il est. Je peux seulement, pour l’instant, et du point de vue de cette question du vraisemblable, me persuader d’avoir fait les bons choix, d’avoir suivi des intuitions et des analyse pertinentes, et d’avoir su les articuler suffisamment habilement pour paraître crédible aux yeux des lecteurs, y compris les plus avisés. Je peux même espérer secrètement que les avancées de la recherche pourraient idéalement un jour venir attester ces choix. Mais si l’inverse se produit – si par exemple on découvre que Jacques Le Moyne a bel et bien réalisé tous les dessins tels qu’ils furent gravés par Théodore de Bry et que mon intrigue devient par conséquent invraisemblable – je pourrai toujours me consoler en me disant d’abord que l’aventure de la recherche était belle et passionnante, qu’elle m’a permis de plonger aussi loin qu’il m’était possible dans mon sujet. Et surtout que l’album peut – je l’espère du moins – tout de même tenir le choc en tant que création autonome, sans prétendre être autre chose.
Alors je me dis que je suis tout de même bien heureux d’être auteur de bande dessinée, libre à la croisée de tant de mondes !
Mars 2018,
Jean Dytar
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