Bande dessinée et miniature persane : extraits

(on peut cliquer sur les images pour les agrandir)

Intérieur : p.26

Jean Dytar, Le Sourire des Marionnettes, p.26

 

Cette planche est peut-être la seule de l’album à s’inspirer aussi littéralement d’une miniature persane : L’idole de Somnâth (voir ci dessous).

Elle permet de présenter brièvement quelques caractéristiques de cette forme de représentation, et la façon dont j’ai tenté de la combiner avec la ligne claire franco-belge classique.

Les espaces sont composés de surfaces planes, géométriques, ornées de motifs et de couleurs chatoyantes. Bien que le récit se base sur des faits et des personnages historiques, son sujet central pourrait se résumer ainsi : comment un homme peut-il en plonger d’autres dans un monde d’illusion pour les manipuler comme des marionnettes ? et plus largement : comment être sûr que la réalité que nous percevons n’est-elle pas une illusion ? Ainsi lui fait écho ce graphisme qui transporte le lecteur dans une sorte de rêverie onirique, laissant le champ libre aux ambiguïtés quant au degré de réalité fictive de certaines scènes.

 

Les miniatures persanes chantent la beauté de la création (divine) : j’ai également souhaité contrebalancer un récit plutôt sombre, fait de cruauté et de désillusion, et d’absurdité, par cette possibilité de la beauté. L’ivresse des sens comme seule consolation.

Par ailleurs, chaque planche est délimitée par un double-cadre qui enferme les personnages dans ce monde clos au sein duquel le drame va se jouer. La liberté revendiquée par le personnage principal Omar Khayyâm, (ici en bas à gauche, vêtu de rouge), sera sans cesse contredite par cette mise en page.

 L'idole de Somnâth, école de Bokhârâ, Khanat Sheybanide, vers 1553-1554

 

 

L’idole de Somnâth, école de Bokhârâ, Khanat Sheybanide, vers 1553-1554.

On retrouve plusieurs variations à partir de cette peinture de manuscrit. Les peintres puisaient souvent dans l’oeuvre de leurs prédécesseurs ou de leurs contemporains : comme dans tous les arts régis par le poids de la tradition, de très grands artistes parvenaient à insuffler à leur création une vigueur singulière et à renouveler la pratique traditionnelle.

 

 

 

 

Extérieur : p.45

Jean Dytar, Le Sourire des Marionnettes, p.45

Sur cette planche, nous sommes dans un espace extérieur. Les formes géométriques des architecture s’opposent aux lignes courbes et irrégulières des rochers, des arbres et des nuages.

Le langage graphique des miniatures, comme celui de la bande dessinée, est une affaire de signes. Ainsi les chevaux ne ressemblent pas tant à de véritables chevaux qu’à une image stylisée toujours reproduite à peu près à l’identique. Il en est de même pour les rochers, les nuages, etc.

J’ai cependant fait une entorse aux règles de la figuration traditionnelle persane, notamment dans la première case : un léger effet de lumière de l’aube y est perceptible. Or, on ne trouve pas de jeux d’ombre et de lumière dans les miniatures persanes : tout doit être clairement visible. La question de reproduire des sensations naturalistes ne se posait pas.  En adaptant ces codes graphiques pour un autre langage, celui de la bande dessinée, j’ai bien sûr fait miens certains principes et en ai mis d’autres de côté, car cela n’avait aucun sens pour moi de ne pas montrer une lumière du matin quand cela était nécessaire…

 

Dust Mohammad, La fille de Haftrad file du coton grâce au ver sorti d'une pomme ramassé en chemin, page du Shâh-Nâme de Shâh Tahmâsp (XVIe siècle)

Pour revenir un instant aux formes stylisées des arbres, rochers, et nuages, il me paraît intéressant de préciser que les peintres persans les ont emprunté aux peintres chinois. Ils les ont ensuite codifié pour les intégrer à leur vocabulaire graphique, ce qui est par ailleurs contraire à l’esprit de la peinture chinoise pour qui le trait de pinceau est une chose vivante et non pas figée en un signe visuel.

Il faut réaliser que l’Iran, aux XVe et XVIe siècle, l’âge d’or de la peinture de manuscrits, était un empire puissant, nourri d’une histoire très riche et d’une forte identité. Les Iraniens n’avaient cessé d’être envahis (Grecs, Arabes, Turcs, Mongols) et avaient souvent su assimiler la culture des envahisseurs pour  nourrir la leur. Ainsi les peintres pouvaient être artistiquement nourris de culture islamique, byzantine et chinoise.

 

Dust Mohammad, La fille de Haftvad file du coton grâce au ver sorti d’une pomme ramassée en chemin, page du Shâh-Nâme de Shâh Tahmâsp (XVIe siècle)

 

 

Hallucinations : p.60, p.61, p.62, p.63

Jean Dytar, Le Sourire des Marionnettes, p.60 Jean Dytar, Le Sourire des Marionnettes, p.61

Jean Dytar, Le Sourire des Marionnettes, p.62 Jean Dytar, Le Sourire des Marionnettes, p.63

Dans cette série de quatre pages, je devais raconter le récit d’une vie – celle de Hassan ibn Sabbah, son accession au pouvoir, sa chute, son exil, son retour -  enchâssé dans un délire hallucinogène vécu par Omar Khayyâm, qui était drogué à son insu. Par la même occasion, on comprenait mieux les rapports ambigus entretenus par Omar et Hassan, les deux protagonistes.

J’ai tenté de jouer avec une certaine perte des repères, en bousculant l’agencement jusque là relativement conventionnel des cases, en poussant les surfaces de motifs répétitifs vers des effets pratiquement hypnotiques, saturant les couleurs, les inversant en variations progressives. Ainsi une foule de personnages à l’arrière-plan peut se métamorphoser en un motif décoratif.

Les proportions des personnages les uns par rapport aux autres obéissent à une logique qui tient du rêve. Dans les deux dernières planches qui sont constituées – ou presque – d’une seule grande case, les formes semblent davantage mouvantes.

La contemplation de certaines miniatures m’a souvent provoqué de semblables sensations proches du vertige, par exemple la miniature que je présente en regard de l’extrait suivant…

 

Dédale : p.69

Jean Dytar, Le Sourire des Marionnettes, p.69Cette planche est la première où l’on rencontre Hassan ibn Sabbah, le fameux chef des Ismaéliens dont il est question depuis le début du récit. Je voulais donc amener Omar, et le lecteur, à lui d’une façon singulière.

Puisque les décors sont faits de surfaces planes et géométriques, sans perspective, exactement comme l’organisation d’une planche de bande dessinée, j’ai essayé d’emboîter les cases non seulement entre elles mais surtout avec l’architecture du lieu : des murs, des escaliers.

Je voulais donner la sensation au lecteur que les personnages montent de nombreux escaliers, alors même que son regard est sensé descendre vers le bas de la page.

Enfin, je voulais donner l’impression que l’on était un peu perdu dans ce dédale pourtant bien linéaire d’escalier : la bande du milieu se lit de droite à gauche, ce qui perturbe quelque peu l’organisation habituelle des planches. Outre les continuités ou ruptures entre les lignes ou les couleurs d’une case à l’autre, la clarté du sens de lecture passe par l’organisation des bulles de texte.

Zolaykhâ dans son palais tente de séduire Joseph, une scène du Boustân de Saadi peinte par Bezhâd en 1489

 

Une miniature m’a particulièrement donné envie d’expérimenter ce type de dispositif, même si ma planche reste bien moins labyrinthique : Zolaykhâ dans son palais tente de séduire Joseph, une scène du Boustân de Saadi peinte par Behzâd en 1489.

Behzâd est peut-être le peintre le plus important dans la tradition de la peinture sur manuscrits persan. Contemporain de Léonard de Vinci, il tiendrait plutôt le rôle d’un Giotto si on devait le comparer à un artiste occidental : c’est-à dire un peintre qui a élevé l’art traditionnel vers des sommets de raffinement et d’expressivité, en renouvelant les formules conventionnelles par une attention particulière à la représentation de la vie, à des détails parfois du quotidien. En terme de technique, il se rapprocherait plutôt des frères Limbourg qui, en Bourgogne, pratiquaient aussi l’art de la peinture sur manuscrit avec un extrême raffinement.

Les postures des personnages de Behzâd ne sont généralement pas figées dans des stéréotypes mais relèvent de l’observation de la réalité. Dans cette peinture, ce ne sont pas tellement ces aspects que l’on voit mais plutôt la virtuosité avec laquelle il développe des espaces, enchâssant des lieux intérieurs et extérieurs, faisant circuler le regard infiniment dans un profusion de détails et de couleurs.

Pour tous les peintres persans des générations suivantes, Behzâd sera une référence incontournable.

 

Paradis artificiel : p.76

Jean Dytar, Le Sourire des Marionnettes, p.76

S’il n’y avait une bulle de texte qui ramène l’ image au statut de case de bande dessinée, cette planche s’apparenterait à une miniature. Il s’agit d’une représentation du paradis, inspirée par de multiples représentations de jardins et en particulier de l’une d’entre elles (voir ci-dessous).

Les formes serpentines y sont nombreuses et font circuler sereinement le regard dans l’image. Le sentiment de plénitude est, je crois, accentué par le fait que de nombreux éléments débordent du cadre ordinairement contraignant de l’image. J’ai puisé cette sortie du cadre dans de nombreuses miniatures persanes.

A l’instar des motifs qui invitent le regard à circuler sans fin dans un espace fini, ces échappées ne suggèrent-elles pas une certaine idée de l’infini dans le monde encore aristotélicien, c’est à dire clos, qui était celui de l’Orient et de l’Occident médiéval ? Mis au service de ma bande dessinée, ces effets soulignent plutôt la dimension de clôture affirmée par ce cadre toujours présent. Les échappées hors de ce cadre sont toujours assez timides, en fin de compte…

 

Le jardin profané, scène du Haft Awrang de Djâmi, entre 1556 et 1565

 

 

Le jardin profané, scène du Haft Awrang de Djâmi, entre 1556 et 1565.

Pour conclure, je précise que se référer aux miniatures persanes dans une bande dessinée était l’occasion pour moi de rendre hommage à une tradition artistique visuelle dont le support est le livre, à un moment et à un lieu où cet art était alors considéré comme majeur.

 

 

 

 

 

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