Origines du projet
Si je devais évoquer mon point de départ en quelques mots, il prendrait la forme d’une question, à peu près comme celle-ci : à quelle distance se tenir des choses, des autres, du monde ?
Partant de là, je voulais mettre en tension dans un récit en bande dessinée cette notion de point de vue. Une notion qui peut s’appliquer aussi bien à l’existence qu’aux images, lesquelles, d’une certaine façon, traduisent en représentations visuelles ce que nous percevons dans notre existence. Ainsi, j’ai eu envie de parler d’un cartographe qui se trouve confronté à la réalité concrète d’un territoire à cartographier.
Dans le prolongement de mon exploration des représentations médiévales puis de la Renaissance, il m’a paru naturel de poursuivre l’aventure autour de ces périodes historiques. Après tout, je m’étais déjà penché sur ces questions de point de vue en passant de la miniature persane à la perspective et à la question du portrait. J’avais aussi depuis longtemps un intérêt pour ce qui touchait à la découverte de l’Amérique. A cet égard, la carte de Waldseemüller, première à nommer ce nouveau continent en 1507, éveillait mon imagination. D’autre part la lecture déjà ancienne de La Controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière m’avait fortement marqué et faisait partie de mes repères.
J’ai donc commencé à écrire. Dès le départ, le sujet de la découverte d’un Autre qui vivait sur ce territoire, et les rapports complexes et violents qui eurent lieu à l’occasion de cette rencontre, m’intéressaient. Je voulais mettre en tension ces confrontations de terrain avec la vie plutôt paisible d’un cartographe de cabinet qui, lui, se frotte au lointain à travers des documents, des témoignages, capable de produire une image du monde sans avoir lui-même voyagé. Les cartes et portulans de la Renaissance m’ont fasciné, d’abord pour leur dimension esthétique bien sûr, mais aussi et surtout pour la façon dont ils rendent compte d’une image encore incomplète et, par bien des aspects, imprécise voire fantaisiste du monde. Je souhaitais ainsi explorer, à travers le monde des cartes, des enjeux liés à la connaissance, à la domination ou à la rêverie.
J’ai écrit un premier scénario, qui s’appelait Diego. Un récit américano-espagnol, entre Grenade et le Mexique, dans la première moitié du XVIe siècle, avec des protagonistes fictifs qui se glissaient dans les plis de l’histoire, où l’on croisait Cortés, Las Casas ou le moins connu mais non moins intéressant Sahagùn.
Puis, faisant des recherches, j’ai découvert quelques cartographes français du XVIe siècle. D’abord Guillaume Le Testu, ensuite Jacques Le Moyne de Morgues. L’un et l’autre avaient aussi voyagé en Amérique. Tirant quelques fils, Guillaume Le Testu a commencé par me séduire par sa biographie romanesque, flamboyante. Mais je ne trouvais pas un angle qui me permettait de m’appuyer véritablement sur lui : dans le cadre de réflexion que je m’étais fixé, il pouvait faire figure de héros complet, à la fois homme d’action et homme de représentations [1]. Or je ne voulais pas faire une histoire avec un héros flamboyant : d’abord parce que je m’intéresse plutôt de manière générale à une humanité ordinaire et parce que mon premier scénario, Diego, reposait sur des personnages aux aspirations contrariées, qui n’avaient pas l’étoffe de héros même s’ils pouvaient rêver d’en devenir un. Et je ne tenais pas à perdre ce cap. D’ailleurs, je n’aurais tout simplement pas changé de cap si je n’avais pas creusé un peu du côté de ce Jacques Le Moyne de Morgues…
Il y eut un déclic, et ce fut, curieusement, le dessin de botanique. Jacques Le Moyne était connu – je l’ai découvert – pour avoir participé, en qualité de cartographe, à une expédition coloniale en Floride dans les années 1560, ce qui pouvait coller avec mes désirs initiaux. Mais il a aussi fait carrière à Londres en tant que dessinateur de fleurs, de fruits, d’insectes ou de petits oiseaux : des aquarelles d’une grande précision et d’une grande douceur. Et cela m’a paru comme une évidence ! Par rapport à cette question première de la distance à partir de laquelle on se confronte au réel, je n’avais pas envisagé cette si grande proximité aux choses. Comment passer de la carte à la botanique, et avoir vécu l’aventure conquérante d’une terra incognita ? Car, en découvrant Jacques Le Moyne, j’ai aussi découvert cette édifiante expérience coloniale des huguenots en Floride : elle semblait riche d’une matière dramatique exceptionnelle, par ailleurs étrangement méconnue de nos jours…
Je sentais que je tenais un sujet réel qui collait, et même dépassait possiblement, mes premières intentions. C’était sans connaître alors les gravures de Théodore de Bry, réalisées d’après les dessins de Jacques Le Moyne : des images de la Floride, datées de 1591, qui semblaient un regard ethnographique exceptionnel fondé sur une expérience vécue ! La suite allait m’apprendre que c’était plus complexe que cela…
Quoi qu’il en soit, si je changeais de projet, je perdais bien des éléments qui me tenaient à cœur, mais j’en gagnais tellement d’autres que j’ai démarré sans tarder l’écriture de ce qui est devenu Florida…
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[1] En considérant que l’existence humaine pourrait se déployer selon trois modalités fondamentales : agir sur le monde, en produire des représentations (perceptibles par autrui : par le récit oral ou écrit, par les images… ce qui peut se révéler une façon d’agir sur le monde) ou en être spectateur (qui est une façon de transformer ce que nous percevons en représentations mentales, perceptibles par soi-même ou inconscientes). Je crois que nous passons notre vie alternativement, voire simultanément, d’une modalité à une autre. Une quatrième modalité serait dormir : le sommeil permettant alors de digérer nos actions, nos représentations et nos contemplations…