Histoire et fiction
Il est préférable d’avoir lu Florida avant de lire ce qui suit. Toutefois, même en ce cas, il n’est pour autant pas nécessaire de poursuivre la lecture si l’on souhaite préserver le mystère de ce qui, dans l’album, relève de la fiction et ce qui relève de l’histoire. C’est une alchimie qui peut paraître un peu magique si elle reste voilée, et on peut très bien préférer rester sur la magie, ne pas soulever le voile. Toutefois il arrive aussi qu’on parvienne à mieux déguster les saveurs d’un plat en ayant connaissance des ingrédients qui le composent. La postface de Frank Lestringant qui clôt l’ouvrage est déjà très éloquente dans sa capacité à situer les évènements évoqués dans une vaste perspective historique, et mes précisions ici ne seront pas générales comme les siennes, mais spécifiques à certains choix opérés dans l’écriture de l’album.
L’histoire de Florida repose donc en larges parts sur des faits réels.
Je me suis néanmoins autorisé à imaginer de toutes pièces la vie et la personnalité de la femme de Jacques Le Moyne de Morgues, dont on ne connaît pas le véritable prénom. On sait seulement que Jacques Le Moyne avait une épouse. La seule mention qui existe à son propos figure dans l’ouvrage imprimé par Théodore de Bry, la Brevis Narratio (…), en 1591.
L’invention de ce personnage, que j’ai choisi d’appeler Eléonore et dont j’ai fait le véritable moteur du récit, m’a permis notamment d’insuffler de la féminité dans une histoire qui aurait pu être très masculine. Loin d’être un « ingrédient », la question de la féminité est devenu un enjeu dramaturgique très important, à une époque où il n’était pas simple de s’épanouir en tant que femme, où l’on était moins actrice que spectatrice de la marche du monde, et où pourtant régnaient la régente Catherine de Médicis, Elisabeth 1ere ou encore Mary Stuart.
La création du personnage d’Eléonore m’a permis aussi de nouer une intrigue intime avec son mari, et c’est à travers elle que la trajectoire contrariée de Jacques Le Moyne se révèle.
Enfin, imaginer qu’Eléonore fut fille de cartographe m’a permis de ramener la dimension cartographique au cœur du projet : c’était l’un de mes points de départ, et finalement la trajectoire seule de Jacques Le Moyne, pas plus que les rôles de Raleigh, Hakluyt ou De Bry, laissaient la question des cartes en arrière-plan.
Historiquement, si on sait donc que la femme de Jacques Le Moyne a transmis des documents à Théodore de Bry après la mort de son mari en 1588, il ne subsiste en revanche nulle trace de ces documents originaux : il n’en reste que la version gravée et imprimée par Théodore de Bry. J’ai donc tenté de pallier par la fiction à cette absence d’originaux, en répondant par exemple aux questions suivantes : Jacques Le Moyne de Morgues a-t-il réalisé des dessins en Floride ? Pourquoi la relation écrite et visuelle de son aventure américaine a-t-elle été rendue publique, en 1591, si longtemps après les évènements, qui eurent lieu en 1564-65 ? Pourquoi sa carrière de dessinateur à Londres a-t-elle été si éloignée de son expérience préalable de cartographe et d’aventurier ?…
J’ai aussi imaginé l’existence des filles de Jacques Le Moyne de Morgues et la nature des rapports qu’on le voit entretenir avec son père. Je lui ai bâti une psychologie de fiction qui me paraissait cohérente avec sa trajectoire. Enfin, les véritables causes de son décès ne nous sont pas connues et sont donc elles aussi un parti pris de fiction…
Par ailleurs, l’essentiel de ce qui est raconté dans ce récit est historiquement documenté ou s’appuie sur des hypothèses sérieuses.
La relation des aventures françaises en Floride prend principalement ses sources dans les récits des protagonistes eux-mêmes, Jacques Le Moyne de Morgues et René de Laudonnière [1]. La partie anglaise du récit, notamment les liens entre Raleigh et Hakluyt, entre Hakluyt et Thevet, ou entre Hakluyt et Théodore de Bry, sont nourris des articles et livres de Frank Lestringant, en particulier l’indispensable Le Huguenot et le sauvage. La présence de Guillaume Le Testu dans ces planches doit beaucoup à un autre ouvrage de Frank Lestringant, La Cosmographie universelle par Guillaume Le Testu. Quant aux rapports entre Henri Le Moyne, père supposé de Jacques Le Moyne, et Mary Stuart, ils sont, eux, évoqués par Miles Harvey dans l’excellent catalogue de l’exposition Floride, un rêve français. Enfin, l’évocation des inspirations composites ayant donné jour aux images gravées par Théodore de Bry, est le fruit des analyses de Frank Lestringant, de Jerald T. Milanich ainsi que de mes propres observations.
Les lecteurs désireux de focaliser leur attention d’un point de vue historique sur Jacques Le Moyne et son expérience de la Floride, ainsi que sur l’analyse détaillée des gravures pourront lire avec grand profit Le Théâtre de la Floride, de Frank Lestringant, paru en 2017. Une traduction nouvelle et complète en français du récit en latin de Jacques Le Moyne y figure notamment : je remercie ici Frank Lestringant de me l’avoir transmise bien avant parution de son livre, car cette source inestimable aura été décisive dans l’écriture de mon projet.
Frank avait déjà commencé d’écrire son Théâtre de la Floride quand j’ai démarré Florida. Heureux hasard ! De sa part, il s’agissait d’une nouvelle pierre posée à l’édifice déjà conséquent d’une vie d’études consacrée à ces sujets, et d’un approfondissement du cas particulier de Jacques Le Moyne. Nous avons donc cheminé sur des voies parallèles pendant près de quatre années, et je dois dire que ses retours généreux, bienveillants et exigeants furent pour moi source de stimulations extrêmes, dont je mesure le caractère privilégié. Son livre est finalement sorti au printemps 2017 et le mien, d’une tout autre nature évidemment, un an plus tard.
Pour conclure cette rencontre et ces dialogues, Frank Lestringant m’aura fait l’amitié d’une magnifique postface : synthèse historique remarquable par sa finesse d’analyse, sa hauteur de vue, et sa qualité de langue (car il n’est pas seulement historien spécialiste des littératures du XVIe siècle, c’est aussi, tout simplement, un écrivain).
D’autres chercheurs auront aussi grandement contribué à faire de cet album ce qu’il est. Je les évoque dans les Notes sur Florida lorsque l’occasion s’en présente, mais tiens à les citer et les remercier ici : Bertrand van Ruymebeke, Christophe Boucher, Frédéric Métin, et Jean-Yves Sarazin. J’ai une pensée particulière pour ce dernier, directeur des cartes et plans de la BNF, qui m’aura notamment fait comprendre le principe des lignes de rhumb dans les portulans et avait suivi attentivement le projet à ses débuts : il n’aura hélas pas eu le temps d’en voir l’achèvement et l’album est dédié à sa mémoire.
D’autres encore sont remerciés dans le livre. Je ne les citerai donc pas tous ici. Je tiens juste à saluer la contribution généreuse de Sébastien Passot qui m’a bien aidé pour ce qui concerne les costumes et que je n’évoquerai pas particulièrement dans les Notes qui suivent, mais merci à lui.
Pour le reste, je renvoie à l’album, sa postface ou ses remerciements donc, mais aussi à une bibliographie des livres qui m’auront été utiles pour l’écrire et le dessiner, accessible à la page suivante.
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[1] René de Goulaine de Laudonnière, L’histoire notable de la Floride située ès Indes Occidentales, fac-similé Gallica/BNF d’une édition de 1853.
Frank Lestringant, Le Théâtre de la Floride, Autour de la Brève narration des évènements qui arrivèrent aux Français en Floride, province d’Amérique, de Jacques Le Moyne de Morgues (1591), PUPS, 2017.